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Roger Matriche : des Émirats Arabes Unis à Braine-le-Château
Né à Bruxelles en 1955, Roger Matriche a cédé fin novembre 2020 le bureau familial auquel son destin est lié depuis 1983. Parmi les repreneurs, qu’il accompagne encore pour trois ans, six ingénieurs, six «enfants spirituels», tous issus de l’École où cinq d’entre eux assistèrent à son cours avant de le rejoindre.
Conflits armés, exploitation humaine... Roger Matriche a entamé à 24 ans une carrière professionnelle aventureuse, à mille lieues de la Grand Place de Braine-le-Château où il aura ensuite passé près de 40 ans au gouvernail du bureau d’études qui porte son nom...
- Fils d’un ingénieur possédant son propre Bureau Matriche, avez-vous pu échapper à l’étiquette de «fils à papa»?
Roger Matriche: «Oui, mais c’est une longue histoire un peu chaotique (sourire). J’ai toujours été attiré par les sciences appliquées, tout simplement parce que mon père était Ingénieur civil en Construction. Mais le relationnel avec "le père" était un peu difficile. Nous avions tous deux un caractère très fort. D’où est née la volonté de ne pas faire comme lui. Cela a débouché sur des humanités où je travaillais le strict minimum pour réussir. À la fin de celles-ci, j’ai dû subir le jugement péremptoire d’un professeur: il a rigolé face à la classe quand j’ai annoncé que je voulais devenir Ingénieur civil. Cela m’a blessé. Toujours est-il que j’ai dû suivre une année de mise à niveau pour réussir l’examen d’entrée après avoir échoué... Normal, j’étais mal préparé. Je ne comprends pas les associations étudiantes qui tirent à boulets rouges depuis des décennies sur l’examen d’entrée et le taxe de barrière sociale, de frein au développement personnel et d’élitisme. Au contraire! Il permet de donner une vraie chance à chacun, dès lors que vous avez les bases suffisantes. Une fois remis à niveau, j’ai découvert l’esprit de corps et d’entraide propre à l’École et je n’ai plus rencontré aucun problème. J’ai vécu des années d’études fantastiques. À l’issue de celles-ci en 1979, tous les diplômés ont vécu un moment-charnière: nous avions été rattrapés par les crises pétrolières, les déficits budgétaires, c’était la fin de l’âge d’or vécu par nos aînés...»
- Si je vous ai bien suivi, rejoindre le bureau de papa une fois le diplôme en poche était la dernière de vos volontés?
R.M.: «Exactement. J’ai même mis de la distance et je suis immédiatement parti, seul, dans le désert aux Émirats Arabes Unis. J’avais décroché un contrat via Besix, dans le cadre du service civil d’abord. Tout jeune ingénieur, à 24 ans, j’ai vécu six mois dans trois containers, chambre, mess et bureau. Sans internet. Sans téléphone. Sans ordinateur. Et sans collègue. Juste avec une caisse de bouquins et une calculette. Nous étions vingt Européens mais j’étais le seul ingénieur et francophone, entourés d’ouvriers philippins, pakistanais, indous... Isolé, j’ai découvert, brutalement, l’exploitation humaine – ils vivaient dans des conditions innommables – et un régime intolérant, dont j’ai, en quelque sorte, fait les frais. J’ai affiché naïvement ma laïcité face à des ingénieurs locaux, ce qui m’a valu le non-renouvellement de mon contrat. Nier l’existence d’un dieu leur est insupportable. Je suis alors parti dans une autre filiale à Matadi, dans le Congo de Mobutu, à 500 mètres de la frontière avec l’Angola alors en guerre. Un chantier magnifique m’attendait: le Pont Maréchal, qui est toujours le plus grand pont suspendu d’Afrique. Nous travaillions pour des Japonais dans des conditions très dures, avec beaucoup d’insécurité, de manque d’approvisionnement... Il a fallu trouver la force d’y vivre pendant plus de trois ans, encadré de mitrailleuses. Mais j’ai beaucoup appris humainement et techniquement. J’ai géré à 26 ans un chantier comptant jusqu’à 1.100 personnes. La majorité des pièces et du matériel devait être importée trois mois à l’avance, le reste était fabriqué sur place de A à Z, comme le béton. Si vous aviez mal planifié, le chantier était à l’arrêt.»
- Tout ceci ne nous rapproche pas du Bureau Matriche où vous aurez œuvré près de 40 années !
R.M.: «Après quatre ans de ce régime est venue la question charnière: quelle direction donner à ma carrière professionnelle? Les gros chantiers ou le bureau d’études? Je devais faire un choix définitif, d’autant qu’avec les années vous oubliez la théorie à ne pas la pratiquer. Ce choix sera familial: j’ai une femme et déjà une fille, et nous décidons de rentrer en 1983. Mon père est alors revenu vers moi en me proposant de reprendre le bureau, parce qu’il allait arrêter. J’avais une petite carrière derrière moi, je n’étais plus le "fils à papa" (sourire). Mon père avait connu cet "âge d’or" des années 60 et du début des années 70 et pris les crises de plein fouet. Il était désemparé, plus rien ne fonctionnait comme avant. Le bureau était déficitaire et devait rebondir. J’ai décidé d’emprunter la voie de la diversité en me tournant aussi vers l’industriel, la rénovation, la restauration patrimoniale, la promotion immobilière... Quand un secteur fonctionne moins bien, les autres compensent, ce qui vous permet de surmonter les vagues conjoncturelles. C’est notre ligne de conduite depuis lors. Avec cette autre: pour conserver l’amour du métier, j’ai vite compris qu’une condition sine qua non serait de ne pas grossir au-delà d’une certaine taille, à savoir pas plus de 15 personnes. Car lorsque vous passez d’une PME à une société de 50 personnes, vous passez du statut d’ingénieur à celui de dirigeant d’entreprise, et vous n’avez plus le temps de faire votre métier de cœur. C’est un choix délibéré, même s’il éloigne sans doute de certaines belles réalisations.»
- Depuis les années 80, le métier a fortement évolué. Comment avez-vous traversé ces décennies ?
R.M.: «Nous avons adopté un nouveau mode de fonctionnement début des années 90 avec l’informatisation. Or je n’y avais pas été formé; j’avais entamé mes études avec une règle à calcul, il n’y avait pas de calculette électronique. Ensuite, avec les années 2000, nous avons basculé des plans à l’encre de Chine sur des tables à dessin vers la numérisation. En 2010, la 3D s’est également installée. Comme tout polytechnicien, j’ai appris à apprendre. Le travail a-t-il été révolutionné pour autant? Pas vraiment. Nous avons des outils beaucoup plus performants qui, si vous les utilisez correctement, vous permettent de développer des projets plus audacieux et aboutis. Mais les outils ne remplaceront jamais notre réflexion. J’appelle d’ailleurs les jeunes ingénieurs à ne pas se ranger trop vite derrière le verdict de l’ordinateur. C’est dangereux.»
- Certains chantiers vous ont-ils particulièrement marqué ?
R.M.: «Ces 40 ans de carrière représentent environ 10.000 dossiers. De toutes tailles, de tout style... Certains vous procurent une joie très intérieure. Comme lorsque nous avons eu 24 mois pour démolir les anciens bureaux du Soir et y reconstruire Motel One, le plus gros hôtel de Bruxelles avec près de 500 chambres. Quel défi! Puis, parfois, tout bascule. Deux tués sur chantier pendant toutes ces années. Lorsque vous vous retrouvez en procédure au pénal pour homicide involontaire, c’est extrêmement dur. Il faut une décennie pour en sortir. Aujourd’hui, les dossiers remarquables se situent souvent à l’étranger. Nous allons débuter un énorme chantier à Hô-Chi-Minh-Ville, avec la réalisation de l’école du Cirque du Vietnam. Nous avons réussi à inverser, le courant naturel des choses, des Belges qui vont prendre du travail en Asie (sourire)! Nous étudions également des centrales hydroélectriques au Kivu dans le Parc National des Virunga. Les zones sont sismiques, ce sont des problématiques nouvelles. C’est notre métier d’y faire face. C’est notre vie.»
- Votre vie, c’est également d’enseigner dans le cadre du Master Bruface en Ingénieur civil des Constructions.
R.M.: «Je ne m’imaginais pas une seconde comme professeur à l’École! En 1998, l’initiateur d’un nouveau cours sur les techniques de transformation-rénovation pour les MA2 est tombé gravement malade. On est venu me chercher: "Cela fait 15 ans que tu pratiques cette spécialité, raconte ton métier!" J’ai alors découvert que je pouvais apporter beaucoup de solutions mais sans plus pouvoir les justifier. Cela m’a obligé à aller au fond des choses, à revenir à la théorie. Une expérience précieuse et enrichissante. C’est la meilleure façon de garder le feu sacré jusqu’au bout de son activité professionnelle: être au contact des jeunes.»
Hugues Henry
Photos © Frédéric Raevens
Ses années Polytech (1974-1979)
Au fond de la mine
«Délégué au CP, j’ai réussi à amener en bus 250 personnes à Winterslag (Genk) pour la visite d’une des dernières mines à charbon en activité. En wagon dans les boyaux, accroupis, à quatre pattes... nous sommes descendus à 900 m. Un souvenir extraordinaire!»
Le mentor Paduart
«J’ai eu la chance inouïe de bénéficier de l’enseignement d’André Paduart. Une sommité mondiale, capable de présenter de manière simple les matières les plus complexes. Quand j’ai commencé à donner cours, je me demandais à chaque fois: comment aurait-il expliqué cela?»
C'est quoi un·e ingénieur·e ?
Un scientifique imaginatif...
«Notre ADN, c’est l’application de la science. Il faut donc la maîtriser, mais ensuite insuffler de l’imagination. L’ingénieur doit avoir la capacité à trouver des idées nouvelles à mettre en œuvre.»
... et pragmatique
«Contrairement à un chercheur qui peut avancer dans toutes les directions sans savoir où il va atterrir, l’ingénieur doit conserver les pieds sur terre. Prendre en compte: budget, normes, etc. En y prenant plaisir.»