Publié le 12 juillet 2021 Mis à jour le 12 juillet 2021

Arrivé en Belgique avec le breakdance, l’Irlandais (né à Newry en 1989) a trouvé à Bruxelles un terreau international où il a pris racine. Après un parcours de fonctionnaire de 3 ans et demi à la Ville de Bruxelles, il a créé la startup Shayp dont la technologie antifuite d’eau déborde hors de nos frontières.

- Vous avez vécu dans un village irlandais, Black Rock, où vous habitiez à 100 mètres de la mer... Pourquoi avoir rejoint Bruxelles?

Alexandre McCormack: «Je suis franco-irlandais. Je suis né en Irlande, où j’ai habité, puis je me suis établi un peu en France, mais je voulais découvrir d’autres lieux. Pourquoi pas la Belgique? Vous y croisez tant de nationalités différentes que vous avez aussitôt l’impression d’être chez vous. L’accueil est chaleureux et la culture est très présente. J’ai toujours eu un pied dans l’art et l’autre dans les sciences. J’ai fait beaucoup d’arts plastiques et de danse, comme danseur et professeur, jusqu’à aujourd’hui. Ensuite, vient le volet scientifique et les mathématiques, une autre matière de prédilection! J’étais attiré par l’architecture mais je redoutais que cette discipline m’éloigne de ma fibre scientifique. C’est alors que j’ai découvert le cursus Bruface d’Ingénieur civil Architecte! Je l’ai entamé en 2008. Rien que le nom Université libre de Bruxelles me plaisait énormément (sourire).»

- À votre sortie de l’École, en 2013, vous allez entamer une carrière de fonctionnaire à la Ville de Bruxelles. Une vie assez rangée, pour un profil comme le vôtre, non?

A.MC.: «Je suis d’abord passé par Rotterdam quelques mois, chez Broekbakema, pour de la R&D en bureau d’architecture. J’y travaillais sur une thématique très intéressante, qui pourrait bien être celle de ma prochaine entreprise (sourire): la ventilation hybride, pour laquelle j’ai poursuivi des recherches en biomimétisme, dans le but d’améliorer la ventilation naturelle des bâtiments. Cette solution est encore moins énergivore qu’une maison passive. Mais elle implique de prendre en compte les flux et débits d’air dès la conception d’un ouvrage. Ce sujet novateur m’a permis d’approfondir ma spécialisation dans l’optimisation énergétique et l’utilisation des ressources des bâtiments. Puis j’ai rejoint assez rapidement la Ville de Bruxelles, comme Ingénieur Architecte, en octobre 2014. C’est passionnant pour un jeune ingénieur! Vous touchez un peu à tout: cahier des charges de projets immobiliers, jury de concours d’architecture, discussions de dimension internationale sur les standards, etc. Vous êtes également confronté à la gestion publique, avec son aspect politique, et amené à défendre des projets et des budgets. Mais l’avantage suprême, c’est que vous faites un peu ce que vous voulez! Avec une équipe de trois personnes, dans l’idée de réduire les émissions de CO2, nous avons réussi à diminuer de 30% les consommations énergétiques de l’ensemble du parc immobilier de la Ville de Bruxelles. Nous avions cette fameuse citation en tête: "On ne peut pas améliorer ce que l’on ne sait pas mesurer". Ensuite, c’était tout bête en quelque sorte: nous sommes passés au monitoring des bâtiments pour les diagnostiquer et voir ce qu’il était possible d’optimiser, par exemple en régulant le chauffage le plus finement possible en fonction de son usage.»

Alex McCormack - Shayp - Jusqu’au jour où, en 2015, tombe cette goutte d’eau qui fera basculer votre carrière!

A.MC.: «Un architecte m’a appelé, paniqué. Dans une crèche, des champignons poussaient, les enfants tombaient malades... Sur place, pas besoin d’hygromètre, il faisait tropical! Le monitoring indiquait une perte de 32 litres d’eau par heure... mais où? Nous avons dû faire appel à des spécialistes, des artisans de l’écoute des tuyauteries, absolument fascinants, presque des sourciers (sourire). L’eau s’écoulait dans le vide technique, depuis peut-être 10 ans, à tel point que nous avons découvert des stalactites de calcaire. Cet incident a mené à une étude où nous avions estimé que jusqu’à 40% des consommations d’eau des bâtiments de la Ville de Bruxelles pouvaient être attribués à des fuites. J’ai pu démontrer aujourd’hui avec Shayp que, selon le type de bâtiment, de 10 à 60% des consommations d’eau partent en fuites et gaspillages. C’est en moyenne plus proche des 60%...»

- Comment et pourquoi êtes-vous passé du statut de fonctionnaire à celui d’entrepreneur de start-up?

A.MC.: «Il est vrai que c’est un peu radical comme transition. Suite au diagnostic de la crèche, j’ai voulu régler le problème en préconisant des solutions existantes. Mais aucune n’était adéquate! Cela a engendré de la frustration et surtout une ferme envie d’apporter la solution. Or créer un projet entrepreneurial au sein d’une administration publique aurait pu sembler bizarre. Le meilleur moyen d’y arriver était de me lancer! J’ai commandé les composants électroniques utiles, je les ai placés sur la table de ma cuisine en me disant: je fais quoi maintenant? La programmation n’était pas mon fort. J’ai donc ressorti les cours de l’École, je me suis plongé dans le site de support Stack Overflow... Cela m’a pris près de trois mois pour aboutir à un prototype et le valider. Ne sachant comment poursuivre, j’ai frappé à la porte de Greenlab, l’accélérateur pour start-ups durables de la Région Bruxelloise, qui m’a sélectionné. Management, aspects légaux, techniques de vente... J’étais dans le bain et au bout de 6 mois j’ai décroché le Prix Greenlab pour mon projet Shayp. J’ai encore travaillé à mi-temps à la Ville de Bruxelles, en parallèle, jusqu’à ma première levée de fonds en 2018.»

- En quoi consiste la technologie de Shayp et comment a-t-elle évolué?

A.MC.: «Concrètement, la solution se décompose en deux parties: une électronique et une logicielle. La première a été développée avec un ancien copain du milieu de la danse, que j’ai retrouvé pour l’occasion, Zineddine Wakrim (Ir Industriel VUB 2017), qui est CTO de Shayp. Grégoire de Hemptinne (IC Informaticien UCL 2008) nous a rejoint pour les aspects logiciels et finances en tant que COO. Nous fixons un capteur intelligent sur les compteurs d’eau existants; il envoie des données toutes les minutes à une plateforme grâce à laquelle nous pouvons les analyser et poser éventuellement un diagnostic de fuite. C’est une technologie très fine qui fait l’objet d’un brevet. Le grand challenge pour l’ingénieur était de trouver une solution qui s’adapte à tous les compteurs! Fort heureusement, en Belgique, un décret de 2002 impose que les compteurs soient compatibles avec un système de lecture. Nous profitons donc d’un standard industriel pour traduire la rotation mécanique du compteur en informations électroniques. Il restait ensuite à concevoir une tête de lecture universelle, car chaque fournisseur à son propre lecteur. Pour notre développement, après quelques errements, nous nous adressons désormais aux organisations qui gèrent des parcs immobiliers, ce qui accroît notre impact et nous permet de nouer des contacts aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, en France ou en Allemagne. Nous sommes soutenus dans ce travail par deux investisseurs, un allemand et un belge. En 2020, nous avons permis d’économiser 500 millions de litres d’eau et l’objectif est de multiplier ce chiffre par six en 2021. Si des ingénieurs cherchent du travail ou un stage, nous sommes là (sourire).»

- Vous illustrez la croissance de Shayp par les millions de litres d’eau économisés. Cela traduit-il vos ambitions en matière de durabilité?

A.MC.: «En 2040, nous pourrions faire face à une pénurie en eau potable d’à peu près 40% en-deçà de ce qui serait nécessaire pour répondre aux besoins de la population mondiale. L’Europe est aussi concernée, et donc la Belgique. En raison de sa densité de population, notre pays pourrait être affecté autant que le Maroc. Il faut aussi être conscient que 70% de l’eau de distribution sont consommés par le secteur du bâtiment, qui aggrave donc cette pénurie d’eau, à tel point que de nouveaux standards européens dans le secteur de la construction sont à l’étude pour enrayer le phénomène. Paradoxalement, cela fait à peine cinq ans que les décideurs retroussent leurs manches pour renverser cette tendance. Voici pourquoi notre objectif à l’horizon 2023 est de contribuer à économiser 100 milliards de litres d’eau.»

Hugues Henry
Photos © Frédéric Raevens